La sélection des risques constitue une pratique fondamentale dans le fonctionnement des assurances santé, permettant aux organismes d’évaluer et de tarifier les contrats selon le profil de l’assuré. Cette démarche, bien que légitime d’un point de vue actuariel, se heurte à des limites juridiques strictes qui visent à protéger les droits des assurés. Entre impératifs économiques des assureurs et protection contre les discriminations, le cadre normatif français et européen trace une ligne de démarcation parfois ténue. Les évolutions récentes du droit et de la jurisprudence redéfinissent constamment ces frontières, notamment face aux avancées technologiques comme la génétique prédictive ou l’intelligence artificielle. Ce domaine juridique complexe illustre la tension permanente entre logique assurantielle et principes fondamentaux de notre État de droit.
Fondements juridiques de l’encadrement de la sélection des risques
La sélection des risques en matière d’assurance santé s’inscrit dans un cadre juridique multiniveau qui fixe des garde-fous contre les pratiques discriminatoires tout en reconnaissant la spécificité du métier d’assureur. Au niveau constitutionnel, le principe d’égalité et de non-discrimination constitue le socle fondamental limitant la liberté des assureurs. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de rappeler que si la liberté contractuelle permettait une différenciation tarifaire, celle-ci ne pouvait s’exercer que dans le respect des droits fondamentaux.
Le Code des assurances et le Code de la mutualité précisent les contours de cette activité. L’article L111-7 du Code des assurances pose explicitement l’interdiction de refuser une couverture ou d’imposer des surprimes sur le fondement de tests génétiques. Cette disposition majeure, issue de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, illustre la volonté du législateur de protéger la vie privée et de prévenir une forme de déterminisme génétique dans l’accès à l’assurance.
Au niveau européen, la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 interdit les discriminations fondées sur le sexe dans l’accès aux biens et services, principe confirmé par l’arrêt Test-Achats de la Cour de justice de l’Union européenne en 2011. Cette décision a marqué un tournant en prohibant la tarification différenciée selon le sexe, pratique pourtant courante et statistiquement justifiée par les assureurs.
La convention AERAS : une réponse spécifique au risque aggravé de santé
Face aux difficultés rencontrées par les personnes présentant un risque aggravé de santé, la convention AERAS (s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé) constitue un dispositif original dans le paysage juridique français. Signée entre l’État, les associations de patients et les professionnels de l’assurance, cette convention illustre une approche partenariale visant à faciliter l’accès à l’assurance sans recourir à une législation contraignante.
- Mise en place d’un système d’examen à trois niveaux des demandes d’assurance
- Création d’un mécanisme de mutualisation pour les risques les plus élevés
- Instauration d’un droit à l’oubli pour certaines pathologies cancéreuses
La jurisprudence joue également un rôle déterminant dans la délimitation des pratiques acceptables. Ainsi, la Cour de cassation a progressivement affiné sa position, distinguant entre la légitime différenciation tarifaire basée sur des critères objectifs et les pratiques discriminatoires prohibées. Cette construction prétorienne contribue à une sécurité juridique accrue dans un domaine où les textes laissent parfois place à l’interprétation.
Les pratiques interdites et les sanctions encourues
La législation française identifie clairement plusieurs pratiques de sélection des risques formellement prohibées dans le domaine de l’assurance santé. Au premier rang figure l’utilisation de tests génétiques, interdite par l’article 16-10 du Code civil et l’article L1141-1 du Code de la santé publique. Cette prohibition absolue s’étend non seulement à l’exigence de tels tests par l’assureur, mais aussi à l’utilisation de résultats que l’assuré communiquerait volontairement. La protection du patrimoine génétique comme donnée personnelle ultrasensible témoigne d’un choix de société transcendant la logique actuarielle.
Les discriminations fondées sur les critères prohibés par l’article 225-1 du Code pénal constituent une autre limite infranchissable. Ainsi, refuser une assurance ou majorer une prime sur le fondement de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de l’état de santé (hors questionnaire médical autorisé), du handicap, des opinions politiques ou de l’orientation sexuelle expose l’assureur à des sanctions pénales pouvant atteindre trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour les personnes physiques, montants susceptibles d’être quintuplés pour les personnes morales.
Le questionnaire médical lui-même fait l’objet d’un encadrement strict. La loi Lemoine du 28 février 2022 représente une avancée majeure en supprimant le questionnaire médical pour les prêts immobiliers inférieurs à 200 000 euros et dont le terme intervient avant le 60e anniversaire de l’emprunteur. Cette réforme récente illustre l’évolution constante vers une protection accrue de l’accès à l’assurance, particulièrement dans le contexte du crédit immobilier.
Le contrôle par les autorités de régulation
Au-delà des sanctions judiciaires, les pratiques de sélection des risques sont surveillées par plusieurs autorités administratives. L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) dispose de pouvoirs étendus pour contrôler les organismes assureurs et peut prononcer des sanctions allant jusqu’au retrait d’agrément. En 2021, l’ACPR a ainsi sanctionné un assureur pour des pratiques de sélection excessive concernant les seniors, avec une amende de 10 millions d’euros.
Le Défenseur des droits intervient également dans ce domaine, recevant les réclamations des assurés s’estimant victimes de discriminations. Son rapport annuel fait régulièrement état de pratiques contestables dans le secteur assurantiel, contribuant à l’évolution des normes et des pratiques. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) complète ce dispositif de contrôle en veillant au respect de la protection des données personnelles collectées lors du processus de souscription.
- Amendes administratives pouvant atteindre 4% du chiffre d’affaires mondial
- Publication des sanctions créant un risque réputationnel majeur
- Injonctions de mise en conformité sous astreinte
Les critères de sélection légitimes : entre technicité actuarielle et proportionnalité
Si certaines pratiques de sélection sont formellement interdites, d’autres demeurent légitimes sous réserve de respecter un principe de proportionnalité. Les critères objectifs liés au risque assuré constituent le fondement de cette sélection autorisée. L’âge, facteur déterminant de la probabilité de survenance du risque en santé, reste un critère de tarification admis par les tribunaux et les autorités de régulation. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé cette approche dans l’arrêt Age Concern England (2009), reconnaissant que les différences de traitement fondées sur l’âge peuvent être justifiées lorsqu’elles reposent sur des données actuarielles fiables.
Les antécédents médicaux constituent un autre critère légitime d’évaluation du risque, sous réserve que les questions posées respectent le principe de pertinence. Le Code de la mutualité, en son article L211-14, précise que les mutuelles ne peuvent recueillir que des informations strictement nécessaires à l’appréciation du risque. Cette exigence de proportionnalité a été réaffirmée par la Commission des clauses abusives qui a condamné les questionnaires excessivement intrusifs ou sans rapport direct avec le risque couvert.
Les facteurs comportementaux comme le tabagisme ou la consommation d’alcool peuvent légitimement être pris en compte dans l’évaluation du risque santé. Ces critères, directement liés à des comportements volontaires de l’assuré ayant une incidence statistique démontrée sur la sinistralité, sont généralement admis par la jurisprudence. La Cour de cassation a ainsi validé des surprimes appliquées aux fumeurs dans un arrêt du 22 janvier 2014, estimant qu’il s’agissait d’une différenciation objective et non d’une discrimination prohibée.
L’exigence de transparence et d’objectivité
La légitimité des critères de sélection repose fondamentalement sur leur caractère transparent et objectif. Les méthodes actuarielles utilisées doivent pouvoir être justifiées scientifiquement et statistiquement. L’Institut des Actuaires a d’ailleurs élaboré des normes professionnelles encadrant ces pratiques, promouvant l’utilisation de données pertinentes et régulièrement actualisées.
Le principe de proportionnalité impose également que la différenciation tarifaire corresponde effectivement au différentiel de risque constaté. Une surprime excessive par rapport au risque réel pourrait être requalifiée en pratique discriminatoire déguisée. Cette exigence de proportionnalité a notamment été soulignée par la Commission européenne dans ses lignes directrices relatives à l’application de la directive sur l’égalité de traitement.
- Utilisation de tables de mortalité et de morbidité officielles
- Justification documentée des écarts de tarification
- Révision périodique des critères au regard des évolutions scientifiques
Les défis posés par les nouvelles technologies et la médecine prédictive
L’émergence des technologies numériques et des avancées en médecine prédictive bouleverse profondément les paradigmes traditionnels de la sélection des risques en assurance santé. Le développement du Big Data permet désormais aux assureurs d’accéder à une masse considérable d’informations susceptibles d’affiner l’évaluation des risques individuels. L’utilisation d’algorithmes de traitement automatisé soulève des questions juridiques inédites, notamment quant au risque de discrimination indirecte ou de reconstitution de profils de santé en contournant l’interdiction d’accès aux données génétiques.
La médecine prédictive, en plein essor grâce au séquençage génomique et aux biomarqueurs, offre des capacités de prévision du risque sanitaire sans précédent. Si l’interdiction d’utilisation des tests génétiques en assurance demeure un principe fondamental, sa mise en œuvre pratique devient plus complexe face à la multiplication des tests disponibles, y compris en accès direct au consommateur. La CNIL a alerté sur les risques de contournement de cette interdiction par le biais de questionnaires indirects ou de dispositifs connectés recueillant des données biométriques.
Les objets connectés et applications de santé constituent un autre défi majeur. Ces dispositifs collectent en continu des données sur l’état physiologique et les comportements des utilisateurs, données potentiellement valorisables pour l’évaluation du risque. Certains assureurs proposent déjà des programmes de prévention basés sur ces technologies, avec des incitations tarifaires pour les assurés partageant leurs données d’activité physique. La frontière entre prévention encouragée et sélection déguisée devient alors particulièrement floue, nécessitant une vigilance accrue des régulateurs.
Vers un encadrement juridique adapté aux enjeux technologiques
Face à ces évolutions, le cadre juridique traditionnel montre ses limites et nécessite des adaptations. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) constitue une première réponse en renforçant la protection des données de santé, qualifiées de données sensibles bénéficiant d’un régime de protection renforcé. L’article 22 du RGPD encadre spécifiquement les décisions automatisées, y compris le profilage, offrant des garanties contre les discriminations algorithmiques.
Le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) s’est saisi de ces questions dans son avis n°129 sur la révision de la loi de bioéthique, recommandant le maintien d’une interdiction stricte d’utilisation des données génétiques en assurance tout en appelant à une réflexion approfondie sur l’utilisation des données issues des objets connectés.
- Droit à l’explication pour les décisions basées sur des algorithmes
- Obligation d’audit des systèmes automatisés de tarification
- Encadrement spécifique des programmes de prévention utilisant des données de santé
La Commission européenne a également présenté en avril 2021 une proposition de règlement sur l’intelligence artificielle qui classe les systèmes d’IA utilisés pour déterminer l’accès aux services essentiels (dont l’assurance) comme à « haut risque », imposant des obligations accrues de transparence, de robustesse et de supervision humaine. Cette évolution normative témoigne d’une prise de conscience des enjeux spécifiques liés à la digitalisation du secteur assurantiel.
Vers un équilibre entre mutualisation et personnalisation : perspectives d’évolution
L’assurance santé se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, entre le modèle traditionnel de mutualisation des risques, fondé sur la solidarité entre assurés, et une tendance croissante à la personnalisation permise par les avancées technologiques. Cette tension fondamentale interroge la nature même du contrat d’assurance et appelle à repenser l’équilibre entre équité actuarielle et justice sociale. Le législateur français semble privilégier une approche de protection renforcée de l’accès à l’assurance, comme en témoigne l’extension progressive du droit à l’oubli pour les anciens malades du cancer et d’autres pathologies chroniques.
Les contrats responsables et solidaires, bénéficiant d’avantages fiscaux en contrepartie d’une limitation de la sélection des risques, illustrent cette volonté de préserver un socle minimal de mutualisation. La réforme du 100% santé, garantissant un accès sans reste à charge à certains équipements en optique, dentaire et audiologie, participe de cette même logique de limitation des effets de la sélection sur l’accès aux soins. Ces dispositifs témoignent d’une recherche d’équilibre entre liberté contractuelle des assureurs et impératifs de santé publique.
À l’échelle européenne, la question de l’harmonisation des pratiques de sélection des risques reste posée. Les différences significatives entre États membres créent des distorsions de concurrence et des inégalités entre citoyens européens. Le Parlement européen a appelé dans une résolution de février 2022 à renforcer la protection contre les discriminations dans l’accès aux services financiers, y compris l’assurance santé, suggérant une possible évolution vers un cadre plus protecteur et harmonisé.
La piste d’une régulation par la transparence
Une voie prometteuse pour concilier les impératifs économiques des assureurs et la protection des droits des assurés pourrait résider dans une régulation renforcée par la transparence. L’obligation pour les assureurs de publier leurs critères de sélection et de tarification, déjà expérimentée dans certains États américains, permettrait un contrôle social et concurrentiel des pratiques tout en préservant une certaine liberté d’innovation.
Le développement de labels éthiques certifiant des pratiques de sélection responsables pourrait également contribuer à orienter le marché vers des pratiques plus équilibrées. La Fédération Française de l’Assurance (FFA) a d’ailleurs engagé une réflexion sur une charte éthique concernant l’utilisation des données et des algorithmes, signe d’une prise de conscience du secteur face aux enjeux sociétaux de la sélection des risques.
- Publication standardisée des critères de tarification
- Certification indépendante des algorithmes de sélection
- Évaluation périodique de l’impact social des pratiques de segmentation
La question de l’assurabilité des risques émergents ou des populations vulnérables pourrait également nécessiter des mécanismes innovants de partage du risque entre assureurs privés et puissance publique. Le modèle du pool des risques aggravés mis en place dans le cadre de la convention AERAS offre un exemple intéressant de solution hybride, associant logique de marché et intervention publique pour garantir l’accès à l’assurance.
En définitive, l’avenir de la régulation juridique de la sélection des risques en assurance santé s’orientera probablement vers un modèle plus dynamique et différencié, tenant compte à la fois des spécificités des risques, des avancées technologiques et des impératifs de justice sociale. Cette évolution exigera une vigilance constante du législateur et des régulateurs pour maintenir un équilibre entre la nécessaire viabilité économique du système assurantiel et le droit fondamental d’accès à la protection contre les risques de santé.
